dimanche 26 septembre 2010

Inglourious Basterds (Quentin Tarantino, 2009)

Inglourious Basterds est, si mes comptes sont bons, le sixième long-métrage de Quentin Tarantino, et c'est le premier dont je puisse dire qu'il m'a vraiment plu. Ce qui ne veut pas dire que je suis soudainement converti au tarantinisme - les réserves que m'inspirent le réalisateur et son approche du cinéma subsistent; elles sont même, paradoxalement, renforcées.

Comme le film est assez récent et a rencontré un franc succès - le plus gros de toute la carrière de Tarantino, avec plus de 300 millions de dollars au compteur - je ne pense pas avoir besoin d'en faire un résumé très approfondi. Sauf à avoir passé les deux dernières années sur une île déserte, ou dans un abri anti-atomique dépourvu de toute réception radio ou télévisuelle et de toute connexion internet, vous savez probablement que l'action du film se déroule pendant la seconde guerre mondiale, et suit en parallèle les exploits d'une bande de "salopards" spécialisés dans le nazicide sanglant, emmenés par le sémillant Aldo Raine (Brad Pitt) et la vengeance de Shoshanna Dreyfus (Mélanie Laurent) contre les nazis responsables de la mort de toute sa famille. Un tel point de départ, et Tarantino aux manettes, laissait supposer que Inglourious Basterds ne serait pas un film de guerre académique. Supposition qui s'avère on ne peut plus fondée, et participe du succès du film. Tarantino applique en effet ses méthodes habituelles - citation/récupération/plagiat d'oeuvres célèbres ou complètement obscures, clins d'oeil au spectateur, violence décomplexée, dialogues-fleuves - à un genre souvent pétrifié qu'il renouvelle avec vigueur. Il n'hésite pas non plus à s'asseoir sur la vérité historique - et le fin du Reich telle qu'il la voit est certainement plus... galvanisante (au sens propre comme figuré) que le triste "dernier tango à Berlin" de la réalité. Vous vouliez voir Hitler se faire réduire en charpie à la mitraillette? Tarantino fait de ce rêve une réalité. On saluera également le coup de poker qui consiste à faire porter le film sur les épaules d'un acteur peu connu, incarnant un personnage résolument ignoble. Car c'est bel et bien ce Landa, interprété avec génie par l'Autrichien Christoph Waltz, qui s'avère le personnage le plus intéressant du film, celui qui reste le plus vif dans le souvenir. Voilà belle lurette que l'on n'avait pas vu une telle figure de salaud, et l'adage de Hitchcock - "meilleur est le méchant, meilleur est le film" - se vérifie donc une fois de plus.

Mais nous sommes chez Tarantino, ce qui veut dire que ce qui fait la force du film est également ce qui pose problème. Le dépassement de la vérité historique - qui ne me pose, en soi, aucun problème: c'est l'une des prérogatives de la fiction - s'accompagne également d'une oblitération du contexte. La seconde guerre mondiale n'est ici qu'une toile de fond, et les nazis sont des méchants comme les autres, parfois ridicules mais pas particulièrement violents ni impitoyables, puisque tout le monde ou presque dans le film est violent et impitoyable. Tarantino s'est fait plaisir en tournant une histoire pleine de sang, de bruit et de fureur dont le cadre se trouve être la France occupée parce que c'est exotique, et les méchants des nazis parce qu'ils sont tellement cinégéniques - bref, il a fait du Tarantino: un cinéma référentiel et au final parfaitement abstrait. Que le brouet prenne ici remarquablement bien, n'empêche pas de se poser des questions sur la recette et sur les intentions du chef.

Tarantino m'a toujours paru la démonstration par l'absurde de la théorie des auteurs, et de son inutilité fondamentale. Si par "auteur" on entend un réalisateur au style immédiatement reconnaissable, aux thèmes récurrents et personnels et dont la "vision" se retrouve de film en film, alors Tarantino est indubitablement un auteur. Mais ce style, ces thèmes, cette vision sont au service de rien. Il ne s'agit pas de reprocher à Tarantino de n'avoir "rien à dire" - ce qui est l'un des reproches les plus stupides que l'on puisse faire à un artiste. La filmo de Tarantino donne cependant plutôt l'impression d'une suite d'exercices de style que d'une oeuvre véritable; l'auteur s'amuse avec le petit train cher à Orson Welles, mais on reste au niveau de l'amusement: tout ceci n'est qu'un jeu. Et parfois, Tarantino est le seul à s'amuser comme dans le déplorable "Boulevard de la Mort" qui pousse la méthode à son extrême masturbatoire. Rien d'étonnant, donc, à ce que Inglourious Basterds soit vide de toute perspective morale; c'est le cas de tous les films de Tarantino et on ne voit d'ailleurs pas pourquoi il en serait besoin, puisque tout cela est un jeu. N'empêche que la cruauté universelle de ce monde où la violence est seule loi, a quelque chose de glaçant, surtout ici, et débouche sur des résultats assez paradoxaux, les "bons" étant presque plus effrayants que les "méchants". On peut évidemment y voir une volonté de "subversion" de la part de Tarantino, de dynamitage des conventions et des idées cinématographiquement reçues. On peut. Mais on peut également - ce n'est pas exclusif - y voir une indifférence souveraine aux enjeux, à la limite de l'irresponsabilité. Tout cela n'est qu'un jeu, après tout.

jeudi 23 septembre 2010

La fille du bois maudit (The Trail of the Lonesome Pine, Henry Hathaway, 1936)

Sorti en 1936, The Trail of the Lonesome Pine est l'un des tout premiers longs-métrages en technicolor trichrome, et le premier tourné en extérieurs. C'est également l'un des plus beaux films de Henry Hathaway, à coup sûr l'un des metteurs en scène les plus sous-estimés de l'âge d'or hollywoodien.

L'histoire explore un thème récurrent du cinéma américain, à savoir la rencontre entre la nature et la civilisation - et ce qui en résulte. La nature est ici incarnée par June Tolliver (la délicieuse Sylvia Sydney) et sa famille de hillbillies coupés du monde et plongés depuis des temps immémoriaux dans une guerre sanglante contre leurs voisins, les Falin; la civilisation vient bousculer tout cela sous la forme d'une voie ferrée et de son séduisant ingénieur, Jack Hale (Fred
McMurray) Si les deux cultures semblent raisonnablement s'accorder dans un premier temps, les choses se gâtent très vite comme la civilisation commence d'exercer son influence "délétère" sur le clan Tolliver, June surtout qui, bien que fiancée à son cousin Dave (Henry Fonda) lui préfère de plus en plus Jack Hale, et se met à rêver d'émancipation. Mais c'est l'ingérence de Hale dans le conflit entre les Tolliver et les Falin qui précipitera la tragédie...

Le film est également une méditation sur la violence, son absurdité et son coût humain exorbitant. June naît littéralement au milieu du champ de bataille (admirable prologue) et la haine que se vouent les deux familles, à force d'exclure tout autre sentiment, les maintient dans
la misère, voire une certaine forme d'animalité: tout ce joli monde est analphabète, signe les contrats d'une simple croix et ne reconnaît un chèque qu'au logo de la compagnie ferroviaire qui y figure. Dans un tel contexte, il n'y a guère de place pour la beauté (les papillons sur lesquels on s'exerce au lancer de couteaux) ou l'intelligence: la scène qui résume le mieux le propos du film est celle de la mort du petit Buddie Tolliver - qui rêve de devenir ingénieur et a commencé d'apprendre à lire - victime d'une bombe posée par le plus dégénéré des fils Falin. Même l'amour maternel (bouleversante Beulah Bondi) est impuissant à mettre fin au carnage. L'opposition entre nature et civilisation, je l'ai dit, est un thème cher aux cinéma américain, mais elle ne tourne pas ici à l'avantage de la première, quand bien même le film reconnaît l'impossibilité de la dompter entièrement(June, malgré son bref passage en ville, retourne "à l'état sauvage"après la mort de son frère)

Hathaway joue remarquablement du contraste entre ces ténèbres humaines et la beauté luxuriante du décor, admirablement filmé et photographié. Ceux qui pensent que le Technicolor est nécessairement artificiel et criard (ce qui n'est pas forcément une mauvaise chose, mais
passons...) gagneraient à regarder ce film aux couleurs magnifiques et surtout naturelles, au point qu'il faut parfois se pincer pour se souvenir que le film date de 1936, et que le procédé n'en était encore qu'à ses balbutiements. L'interprétation est d'un très bon niveau, mais c'est le tout jeuneot Henry Fonda qui se distingue par son jeu très moderne, tout en non-dits et en retenue. On sent déjà pointer la grande star qu'il deviendra quatre ans plus tard.

jeudi 27 mai 2010

Regeneration (Raoul Walsh, 1915)

L'histoire des hommes et celle du septième art entretiennent des rapports étranges. Ainsi, 1939 marque à la fois le début de la Seconde Guerre Mondiale et le point culminant de l'Age d'Or hollywoodien (Gone With the Wind, Mr. Smith Goes To Washington, Of Mice and Men, Wuthering Heights, il n'y a qu'à se baisser...) Il en va de même, à une moindre échelle, pour 1915. D'un côté, les tranchées; de l'autre, trois films extrêmement importants sortent en l'espace de quelques mois: Birth of a Nation de Griffith, Les Vampires de Feuillade et celui qui nous occupe ici, Regeneration. Que deux de ces trois films soient américains ne doit pas surprendre: c'est "grâce" à la guerre en Europe que le cinéma américain, jusque là assez mineur, va progressivement s'emparer du leadership mondial, tant sur le plan commercial qu'artistique.
Regeneration est le premier film de Walsh, qui avait fait l'acteur quelques mois auparavant dans Birth of a Nation; c'est également l'ancêtre d'un genre, le film de gangsters, qui marquera les années vingt à quarante - et dont Walsh réalisera quelques uns de plus beaux fleurons. L'argument est relativement simple, et tient dans le titre: un jeune homme, Owen (interprété avec une modernité stupéfiante par Rockliffe Fellowes) que la misère et le manque d'amour ont poussé hors du droit chemin est "régénéré" par l'amour d'une jeune fille. C'est le traitement qui fait tout l'intérêt historique et artistique du film; on comprendra mieux pourquoi en comparant l'approche du débutant Walsh à celle des plus expérimentés Griffith et Feuillade.
Ce qui frappe tout d'abord dans Regeneration, c'est son absence de romantisme et de sentimentalité, du moins selon les standards de l'époque. Walsh, contrairement à Griffith, ne donne pas dans le pathos édifiant. La misère, la violence sont filmés frontalement, sans chercher à ménager le spectateur. Les scènes de l'enfance d'Owen sont remarquables à cet égard, et encore très éprouvantes un siècle plus tard. Le Bowery vu par Walsh est un enfer à ciel ouvert peuplé de mendiants, de gouapes, de brutes ivrognes et de gamins abandonnés à leur propre sort qui vivotent entre la rue, les bouges et des logements crasseux; que Walsh ait choisi de tourner sur les lieux mêmes ajoute encore à l'aspect documentaire du film et à son impact. Cette recherche du "détail vrai" rapproche Walsh de Feuillade qui avait tourné plusieurs scènes de son Fantômas dans la zone, et fit grand usage du Paris désertifié par la guerre dans ses Vampires.
Sur le plan formel, Walsh s'inscrit clairement comme disciple de Griffith, dont il reprend et prolonge les expériences sur le cadre et la lumière, mais en les intégrant à un projet et une vision tout à fait personnelles. Il ne s'agit pas pour lui d'agrandir, de magnifier les personnages ou le décor mais d'en saisir l'essence, et d'impliquer le spectateur. Même s'il manifeste un souci de recherche visuelle que l'on associe rarement à Walsh - sans doute parce qu'il optera dès son arrivée chez Warner pour une mise en images plus nerveuse, plus fonctionnelle - Regeneration est un remarquable exemple de cinéma américain premier, par opposition à celui plus teinté d'influences étrangères qui se développera à partir des années vingt.
Mais c'est sur le plan de l'interprétation que Regeneration est le plus remarquable, et le plus moderne. La direction d'acteurs walshienne est complètement exempte de l'emphase mélodramatique qui rend certaines scènes de Birth of a Nation ou Intolerance assez difficiles à supporter en gardant son sérieux - tous ces tics que Feuillade qualifiait dédaigneusement de "vieux ciné". Walsh demande - et obtient - de ses acteurs des interprétations aussi nuancées et naturelles que l'époque et les limitations du medium le permettaient. La jeune héroïne en particulier n'est pas une créature éthérée telle que Griffith les affectionnait, et annonce les futures égéries walshiennes - des femmes indépendantes, dont l'obstination n'a rien à envier à celle des hommes, et qui ne s'abaissent jamais devant eux.
En bref, Regeneration est un film qui justifie pleinement la petite heure de votre vie que vous lui consacrerez, et vous la rendra au centuple. Un bon moyen aussi de remédier à certaines idées reçues sur le cinéma de cette époque.